jeudi 29 mars 2018

Les voies de l'émancipation monétaire

Nous n'avons peut-être pas encore pris toute la mesure, et je m'étonne parfois que ce soit le cas d'esprits par ailleurs très éclairés, de la révolution dont les crypto-monnaies sont porteuses, non seulement sur le plan monétaire, mais aussi sur les plans politique, économique, financier, et plus largement sociétal. Leur aspect spéculatif occupe aujourd'hui tout l'espace et jette un écran de fumée sur les vrais enjeux de cette révolution.

Quoiqu'en disent leurs détracteurs, qui ne savent pas toujours sur quel pied danser, les crypto-monnaies sont là pour rester, parce qu'elles font partie, au moins en tant que monnaies complémentaires, de la réponse aux nombreux défis que nous avons à relever collectivement en tant qu'espèce humaine. A commencer par celui de trouver une alternative au système monétaire actuel, qui est en fin de régime, et ne doit sa survie qu'à la formation d'une bulle gigantesque dont l'éclatement menace à chaque instant.


Notre modèle civilisationnel tout entier est à repenser, ainsi que le modèle économique qui le sous-tend, qui nous mène droit dans le mur. Ce n'est pas faire du catastrophisme que de le dire. Nous savons de longue date que ce modèle n'est pas durable, depuis la publication par le Club de Rome, en 1972, du rapport Meadows sur les limites de la croissance. Mais nous sommes restés dans le déni depuis, malgré des constats de plus en plus alarmants - sur les conséquences du changement climatique, sur l'épuisement des matières premières non renouvelables, sur une nouvelle extinction massive des espèces, etc. - qui conduisent certains à anticiper, à plus ou moins brève échéance, un effondrement total du système.

Notre modèle économique, celui du capitalisme et de la société industrielle, plutôt que de produire du bonheur de vivre est devenu mortifère. Si ce modèle finit par détruire la biosphère, épuiser les ressources naturelles, dérégler le climat, creuser les inégalités, et s'il va jusqu'à menacer notre espèce d'extinction, c'est avant tout – mais nous en avons eu assez peu conscience jusque là - le système monétaire dont nous nous sommes dotés qui est en cause. Pour le dire autrement : notre conception de la monnaie, et les règles que nous lui avons fixées - seigneuriage, rareté, taux d'intérêt -, sont au cœur du problème.

Ces règles monétaires, qui nous semblent à tort immuables, ne datent que de 300 ans : de la naissance du capitalisme moderne et de la société industrielle ; et de celle du libéralisme économique, qui est devenu le modèle occidental dominant.

En rémunérant l'immobilisation des capitaux, la règle des taux d'intérêt a favorisé leur accumulation à des fins d'investissement. C'est ce qui a permis, pendant deux cent ans, d'investir massivement dans l'extraction de matières premières et dans leur transformation, ainsi que dans le développement de toutes les infrastructures (usines, énergie, transports, communications, etc.) qui constituent le squelette de notre société industrielle.

La règle du seigneuriage, quant à elle, réserve traditionnellement le privilège de la création monétaire au souverain, ou à l’État, ou à une autorité territoriale, qui seuls peuvent « frapper monnaie », et sont rémunérés pour cette fonction. Cette règle, qui n'a pas toujours eu cours dans l'histoire de la monnaie, permet d'en assurer une gestion centralisée et de gagner en efficacité. Il est plus facile d'avoir des échanges marchands sur un territoire donné dans une monnaie unique qu'avec des dizaines de monnaies locales ou régionales.

Quant à la rareté d'une monnaie - qui est maintenue artificiellement par la régulation de son émission -, elle garantit sa valeur en prévenant l'inflation. Au contraire des deux autres règles du système monétaire international (le seigneuriage et les taux d'intérêt), ce principe de rareté a été retenu par le concepteur du Bitcoin, dont le code limite à 21 millions le nombre de bitcoins pouvant être émis. Mais ce n'est pas le cas de toutes les crypto-monnaies.

Dans le système monétaire contemporain, le privilège de créer de la monnaie - ou de faire "tourner la planche à billets", selon l'expression consacrée, bien que l'essentiel de la monnaie en circulation aujourd'hui soit "scripturale", c'est à dire purement virtuelle -, a été transféré par les États à des banques centrales "indépendantes" du pouvoir politique : comme la FED (Réserve fédérale américaine) aux États-Unis, ou la BCE (Banque centrale européenne) en Europe.

Ces banques centrales ont pour rôle d'assurer une gestion centralisée de la monnaie, et de produire la masse monétaire nécessaire au bon fonctionnement de l'économie, avec pour objectif de maintenir la stabilité des prix et de lutter contre l'inflation, indépendamment des aléas de la vie politique.

En matière de création monétaire, elles délèguent une part de leur privilège aux banques privées (si tant est qu'elles ne soient pas déjà détenues, comme la FED aux États-Unis, par de grandes banques privées). L'injection de monnaie dans l'économie réelle repose en effet sur l'émission de dettes par les banques privées, sous forme de crédit aux entreprises, aux ménages, aux gouvernements - qu'il faut rembourser, et dont il faut payer les intérêts.

Le principal du capital emprunté à une banque, qui est généré par un simple jeu d'écriture créditant le compte bancaire de l'emprunteur, est détruit au fur et à mesure de son remboursement. Il y a bien création monétaire, mais elle n'est que temporaire, et finit par se résorber. Les intérêts perçus par la banque, en revanche, constituent bel et bien un supplément de masse monétaire créé par le truchement du crédit.

Dès lors, la croissance économique doit créer assez de valeur pour assurer la contrepartie de cette création monétaire. A défaut, cette contrepartie est assurée par la destruction de valeur propre à toute récession économique, à travers les faillites d'entreprises ou les pertes qu'elles enregistrent, dans ce qui doit rester un jeu comptable à somme nulle. Pour fonctionner correctement, ce qu'il a longtemps fait, notre système monétaire doit donc pouvoir s'appuyer sur des perspectives de croissance illimitée de l'économie.

Mais nous vivons dans un monde fini, dont les ressources sont limitées, qui ne permet plus de se reposer sur la croissance continue de ce qui reste de notre économie industrielle. Nous en avons déjà dépassé les limites. Depuis le milieu des années 2000, la croissance de la seule dette publique est supérieure à celle du PIB mondial. Nous nous endettons plus que nous ne créons de richesse. Et le peu de croissance de l'économie que nous parvenons encore à générer repose entièrement sur le creusement de la dette.

Il est devenu impossible, désormais, d'envisager de parvenir un jour à en rembourser le principal, dont on se condamne à payer perpétuellement les intérêts. Le système monétaire dominant nous enferme ainsi dans une spirale infernale de la dette, que ses crises successives ne font que creuser, et dont la charge devient de plus en plus lourde.

C'est l'émission massive de dette publique, à coup de rachat par les banques centrales d'actifs "toxiques" des banques privées (ce qu'on appelle le quantitatve easing dans le jargon des banquiers centraux), qui a permis de sauver le système bancaire international de l'effondrement suite à la crise de 2008. L'agence de presse financière Bloomberg a évalué à 7,7 trillions de dollars (7700 milliards) le montant des liquidités dont la FED a alimenté les marchés financiers au cours des deux années qui ont suivi le déclenchement de la crise, pour le seul sauvetage des banques américaines.

Cette injection massive de liquidités sur les marchés financiers, conjuguée à des taux d'intérêt que les banques centrales ont maintenu volontairement très bas, a permis aux investisseurs d'emprunter à bas prix pour spéculer, et à la capitalisation boursière des entreprises du S&P 500 (l'indice des 500 plus grosses capitalisations boursières américaines), de passer de 8,1 trillions de dollars en décembre 2008 (8129 milliards), à près de 24 trillions de dollars fin 2017 (23 938 milliards).

Mais l'essentiel des monceaux de liquidités déversés par les banques centrales sur les marchés financiers, pour sauver le système bancaire international de la faillite, n'est pas venu irriguer l'économie réelle, qui s'est trouvée confrontée à une pénurie voire à un effondrement du crédit, c'est à dire de la masse monétaire disponible pour la financer, quand le creusement inédit de la dette publique, consécutif à l'intervention des banques centrales sur les marchés financiers, conduisait les gouvernements à mener des politiques d'austérité sans précédent et aux conséquences dévastatrices, en particulier en Europe. 

Encore aujourd'hui, les banques centrales font tourner la planche à billet à plein régime en direction des marchés financiers, à hauteur de 80 milliards de dollars par mois pour la seule BCE, toujours par le biais du rachat d'actifs toxiques. A tel point qu'il n'existe plus grand chose de pourri à acheter sur le marché. Si l'on ajoute les injections de liquidités de la FED américaine et de la Banque du Japon, c'est 330 milliards de dollars qui sont « imprimés » tous les mois pour maintenir artificiellement en vie des pans entiers de l'économie mondiale.

La bulle financière qui en résulte (de près de 100 trillions de dollars aujourd'hui) est bien plus démesurée que celle du bitcoin (326 milliards de capitalisation à son maximum du 17 décembre 2017) ; et contrairement à celle du bitcoin, qui s'est déjà relevé brillamment de plusieurs crashs, elle n'a pas encore éclaté. C'est pourtant bien ce qui nous pend au nez, selon une note de la banque d'investissement française Natexis publiée en janvier 2018.

"Les conséquences de cette poursuite de la croissance rapide de la liquidité mondiale sont connues, explique la banque : bulle obligataire ; bulles réapparaissant sur les autres classes d’actifs ; prise excessive de risque par les investisseurs à la recherche de rendement. "On voit le danger que tout ceci finisse mal", écrit l'analyste de Natexis Patrick Artus, auteur de la note.

"Pour sortir de la spirale de la dette, nous devons réduire notre dépendance à l'égard des banques et des monnaies traditionnelles", considère Bernard Lietaer, économiste et universitaire belge spécialiste de la monnaie, auteur de l'essai The Future of Money, paru en 2001, qui a été tout à la fois banquier central (il a participé en tant que tel à la conception de l'ECU, ancêtre de l'euro), gestionnaire de fonds privés, et consultant pour des multinationales comme pour des pays en développement sur les questions monétaires.

Dans un ouvrage paru en 2008, sous le titre Monnaies régionales : des voies nouvelles vers une prospérité durable (Charles Léopold Mayer), Bernard Lietaer plaide en faveur de la création de monnaies complémentaires (des monnaies locales, régionales ou fonctionnelles) par les États, les entreprises et les citoyens eux-mêmes - pour sortir d'un système monétaire qui a fait l'objet de "96 crises bancaires et 176 crises monétaires au cours des 25 dernières années", selon son propre décompte, et qu'il juge "systémiquement instable". "J’ignore quand, et à quel moment surviendra l’accident, mais je sais de façon certaine qu’il aura lieu", présage t-il.

La dérégulation financière et l'abaissement des barrières bancaires, qui a vu le volume des échanges financiers internationaux exploser, a rendu notre système monétaire extrêmement efficace, explique Bernard Lietaer, comme l'avait anticipé l'économiste Milton Friedman ; mais elle l'a rendu dans le même temps extrêmement fragile, ce qui a pour corollaire son peu de résilience face aux crises qui le secouent régulièrement.

"Toutes les monnaies conventionnelles sont exactement du même type : elles sont toutes créées comme des dettes bancaires", explique Bernard Lietaer. Il avance, en s'appuyant sur la théorie des systèmes écologiques complexes, que cette absence de diversité, ou ce monolithisme de la monnaie, qui se double d'une gestion centralisée à l'échelon national ou supranational pour plus d'efficacité, est ce qui fragilise plus particulièrement notre système monétaire.

"La solution se trouve [...] dans la diversité monétaire par l’introduction de monnaies autres que les monnaies conventionnelles [...]. Lorsque elles apparaissent, ces monnaies augmentent la diversité et les interconnections du système économique. Elles diminuent son efficacité, mais améliorent sa capacité de résilience. Elles permettent par ailleurs de résoudre des problèmes très divers auxquels nous devons faire face aujourd’hui, depuis la gestion des conséquences économiques du vieillissement de la population, [jusqu'aux] problèmes de développement durable", explique l'économiste.

Il enfonce deux postulats rarement remis en cause : d'une part, celui selon lequel la monnaie est neutre, sa nature n'affectant "ni le type des transactions, ni l’horizon ou les types d’investissements, ni les relations entre les utilisateurs" ; d'autre part, celui selon lequel le système financier tel que nous le connaissons est un fait établi et immuable, auquel on ne peut rien changer.

La démonstration faite par Satoshi Nakamoto dans son livre blanc, qu'il est possible de concevoir des systèmes monétaires logiciels ou algorithmiques entièrement autonomes, distribués et décentralisés, en dehors du système financier existant et dotés de règles adaptées à leur nature ou à leur fonctionnalité propre, finit d'enfoncer ces deux postulats. Des milliers de monnaies complémentaires ont cependant vu le jour dans le monde bien avant la naissance du Bitcoin. Bernard Lietaer cite en exemple les Miles, qui sont offerts à leurs clients par les compagnies aériennes pour les fidéliser, et qui ont pour objet d'orienter leur consommation en matière de transport aérien.

"Cette monnaie complémentaire fonctionne en parallèle avec la monnaie classique, elle n’est pas créée par les banques, comme le sont toutes les monnaies classiques, et elle n’est pas affublée d’un taux d’intérêt. Elle n’est pas utilisable pour spéculer. Et pourtant, 14 trillions de Miles existent à travers le monde et 1,5 trillion d’unités sont créées chaque année", explique t-il.

En 1934, alors que les banques venaient une nouvelle fois de réduire leurs lignes de crédit, et qu'ils se trouvaient dans une situation similaire à celle de nombreuses entreprises suite à la crise de 2008, seize hommes d'affaires suisses ont décidé de s'entendre pour continuer à faire directement des transactions entre eux - ceux qui achètent comptabilisant des débits envers les autres, et ceux qui vendent des crédits, dans une monnaie commune baptisée le WIR.

Bien sûr, le WIR, qui existe toujours aujourd'hui, ne peut s'échanger qu'avec les 75 000 entreprises suisses qui ont adopté ce système monétaire et sont clientes de sa banque coopérative. Le professeur d'économie James Stodder, de l'Université de Boston, qui a réalisé une étude d'impact sur le WIR, a démontré que la stabilité de l’économie suisse, et sa grande capacité de résilience par rapport aux économies voisines, s’expliquent par l’existence de cette monnaie parallèle.

"[Le WIR] fonctionne spontanément à contretemps par rapport au franc suisse, explique Bernard Lietaer, qui est porteur d'un projet de monnaie interentreprises similaire à l'échelle européenne. À chaque fois qu’il y a une récession dans l’économie du pays, le volume des échanges en WIR augmente. Inversement, lorsque elle retrouve le chemin de la croissance, le volume des WIR en circulation diminue. Tout simplement parce que tout homme d’affaires normalement constitué préférera (si je lui en donne le choix) être payé en francs suisses – qui lui permettront d’acheter partout dans le monde – plutôt qu’en WIR, qu’il ne peut échanger qu’avec les 75 000 autres membres dans les limites de son propre pays. Si, en revanche, le crédit en monnaie nationale se resserre, le même homme d’affaires préférera passer une transaction en WIR plutôt que de ne pas vendre du tout."

Ce système monétaire est aujourd’hui utilisé par un quart des entreprises suisses. Il leur a permis de faire face à la contraction du crédit consécutive à la crise de 2008. Les échanges interentreprises libellés en WIR représentent près de 2 milliards d’euros par an.

Dans leur immense majorité, les monnaies complémentaires qui se sont créées dans le monde ont une vocation sociale, constate Bernard Lietaer. Au Japon, où près de 20 % de la population a plus de 65 ans, quelques 500 systèmes de monnaie complémentaire se sont développés pour financer les aides aux personnes âgées qui ne sont pas couvertes par l'assurance maladie : comme l’aide à domicile, l’accompagnement, le soutien moral, les courses, la préparation des repas, etc.

"Lorsque je rends un service à une personne âgée dans mon quartier, je suis crédité du temps dépensé sur un compte épargne électronique. Je peux l’utiliser pour rémunérer quelqu’un qui viendra m’aider le jour où je serai malade, ou bien le transférer à ma mère, pour qu’elle rémunère un membre du réseau installé dans sa région en échange de son aide", explique l'économiste.

Ces monnaies complémentaires civiles ou sociales peuvent être conçues pour induire des actions non spontanées et les orienter dans une direction utile pour la communauté : comme privilégier la consommation de produits locaux que l'on peut payer en monnaie complémentaire, acquise en donnant du temps aux autres, dans un réseau constitué de commerces locaux.

Des objectifs de cohésion sociale, de développement durable, de soutien aux commerces de proximité viennent souvent se greffer aux expériences de monnaie citoyenne, précise un Guide des monnaies complémentaires à l'usage des citoyens publié en 2013 par le Réseau financement alternatif en Belgique.

Au sein d'une communauté donnée, un accord définit une autre monnaie que la monnaie officielle comme moyen de paiement. "Le Time dollar, par exemple, s’appuie sur des échanges de services basés sur une comptabilité de débits et de crédits exprimés en heures entre individus. L’heure totalisant 60 minutes dans la plupart des pays du monde, les risques d’inflation sont nuls… Il existe aujourd’hui environ 400 réseaux Time dollars dans le monde", indique Bernard Lietaer.

En France, rappelle t-il, le système SOL porte trois types de monnaies : une monnaie interentreprises (le SOL Coopération), dont l’unité est équivalente à l’euro ; une monnaie sociale (le SOL Engagement), dont l’unité est le temps, comme pour le Time dollar ; et une monnaie sociale affectée en euros sur le modèle des “chèques-repas”.

Qu'elles soient à vocation économique ou sociale, la typologie de ces monnaies complémentaires peut être très variée, qu'il s'agisse de permettre d'accéder à des lignes de crédit supplémentaires pour les échanges interentreprises, comme avec le WIR suisse, mais aussi le RES belge ou le C3 brésilien ; ou de systèmes d'échange locaux permettant à des chômeurs ou à toute autre personne de développer des activités qui n'ont pas de valeur sur le marché, et d'en tirer un complément de ressources ou de pouvoir d'achat local.

Au Brésil, la ville de Curitiba  rétribue par exemple en jetons de bus les travaux de ramassage d’ordures effectués par ses habitants. Des monnaies complémentaires peuvent être également émises par des institutions publiques, des associations ou des regroupements d'entreprises, pour inciter à des changements d'habitude de consommation ou de comportement chez les consommateurs.

Il peut s'agir d'une monnaie locale incitant à la consommation de produits locaux, mais aussi d'une monnaie "verte" ou écologique, par exemple, dont le consommateur est crédité chaque fois qu'il achète un produit à faible impact environnemental, et qui lui permet d'acheter d'autres produits "verts" chez les commerçants qui participent au programme.

Au contraire des monnaies nationales ou internationales, comme le dollar ou l'euro, ces monnaies complémentaires, quelque soit leur utilité, n'ont pas de taux d'intérêt, leur véritable intérêt étant justement de circuler le plus largement possible, et non pas de dormir sur des comptes rémunérés. Afin de favoriser cette circulation, elles peuvent être soumises à des règles de bonification, de "rédimage" ou de fonte.

La bonification revient à appliquer un taux supérieur au taux de change avec l'euro lors de la conversion de l'euro vers ces monnaies, ce qui est à la fois un mécanisme de création monétaire et un gain de pouvoir d'achat dans les réseaux constitués incitant à leur adoption. Le rédimage revient au contraire à appliquer un taux négatif lors de la conversion vers l'euro, ce qui est un mécanisme de destruction monétaire qui incite à dépenser ses avoirs au sein de la communauté plutôt que de laisser la richesse produite s'en échapper.

La fonte, enfin, est un autre mécanisme de destruction monétaire qui fait que la monnaie se déprécie avec le temps, voire peut perdre toute sa valeur au bout d'un certain temps, ce qui dissuade de l'épargner et incite à la dépenser rapidement.

Pour Bernard Lietaer, c'est à nous qu'il revient de changer les règles de la monnaie pour l'adapter à nos valeurs et  nos besoins. L'ancien directeur de la Banque centrale de Belgique y voit même une opportunité de créer un nouveau système économique d'abondance durable.  Il n’y a pas de limitation aux richesses que les monnaies complémentaires peuvent créer, explique t-il. Elles sont un support pour les communautés locales, peuvent créer une infinité d’emplois, et ont tendance à encourager les investissements à long terme.

Elles sont susceptibles, selon lui, de nous permettre de relever les principaux défis auxquels nous avons à faire face : le vieillissement de la population, dont le système actuel ne permet plus de financer la protection sociale tout au long de sa longévité croissante ; le changement climatique, qui impose de résoudre les conflits entre nécessité de se tourner vers un modèle de développement durable et intérêts privés à court terme ; la révolution de l'information, qui avec la robotique et l'intelligence artificielle va détruire la plupart de nos emplois ; et l'instabilité chronique de notre système monétaire, qui commande de se préparer à l'imminence de son effondrement.

Avec le développement des crypto-monnaies, c'est toute l'architecture technique et logicielle d'un système monétaire plus diversifié et plus résilient qui est en train de se développer. Une multitude de nouvelles monnaies électroniques pourront voir le jour plus facilement, pour servir toutes sortes de causes et d'objectifs, et répondre à toutes sortes de besoins non satisfaits, la plupart du temps grâce à des ressources locales non usitées (le temps disponible d'un chômeur, les places vides dans une voiture, etc.).

C'est tout un champ d'innovation logicielle et monétaire qui est en train de s'ouvrir, mais également d'innovation sociale, économique et politique. Les monnaies complémentaires ne remplaceront pas complètement les monnaies conventionnelles, qui restent incontournables pour les échanges internationaux (impossible d'acheter du pétrole irakien en WIR ou du blé russe en Sols), même si rien ne dit que le dollar restera encore longtemps la monnaie internationale de référence.

A cet égard, la révolution monétaire en cours - qui voit par exemple les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) développer une monnaie commune alternative au dollar pour libeller leurs échanges - recouvre des enjeux géopolitiques de taille. La multiplication des monnaies complémentaires - le plus souvent sous forme de crypto-monnaies - peut permettre de développer un système monétaire plus résilient (elles constitueront une alternative incontournable, par exemple, en cas d'effondrement du système monétaire actuel).

Elle aura pour corollaire de rendre notre système monétaire moins efficace, puisque n'importe quelle monnaie complémentaire ne se prêtera pas à n'importe quel usage ni à n'importe quel type d'échange, et ne pourra pas s'échanger contre n'importe quelle autre. De nouveaux protocoles comme 0z, cependant, conçus pour développer des plateformes d'échange d'actifs virtuels décentralisées, permettront de plus en plus à ces monnaies complémentaires de s'apprécier les unes par rapport aux autres et de s'échanger librement. A nous d'être les architectes de l'émancipation monétaire dont tout cela est porteur.

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