lundi 11 septembre 2017

Sous les pavés la blockchain

Avant de m'intéresser à la crypto-monnaie bitcoin, je me suis intéressé à la blockchain, cette technologie au cœur du système Bitcoin. La blockchain, ou « chaîne de blocs » en français, est la base de donnée du système Bitcoin. C'est son registre informatique, ou grand livre comptable, dans lequel sont écrites toutes les transactions réalisées en bitcoins depuis l'origine. Elle permet d'établir à chaque instant, de manière incontestable, l'état des provisions de chacun, sans révéler son identité. Entièrement distribuée, c'est à dire copiée et mise à jour par des milliers d'ordinateurs en réseau répartis dans plus de 80 pays, la blockchain du système Bitcoin est réputée incorruptible. C'est elle qui assure la confiance dans tout le système.

Au delà de la crypto-monnaie, les applications potentielles de cette technologie sont innombrables : dans les services bancaires et financiers offerts en ligne ; la vente directe de biens et de services entre particuliers sur Internet ; la gestion des droits de la musique en ligne ; ou le commerce électronique de billets de spectacle... Plus globalement, les technologies de blockchain suppriment le besoin d'intermédiaire dans toute sorte d'activités nécessitant l'intervention d'un tiers de confiance. Comme le dit si bien Bill Gates, fondateur de Microsoft, elles permettent de « faire de la banque sans les banques ». Grâce au concept de blockchain, dont l'impact est transversal, on peut aussi bien faire du notariat sans notaire, de l'assurance sans assureur, du droit des affaires sans avocat, du Airbnb sans Airbnb ou du Uber sans Uber, et de l'investissement participatif sans en passer par une plateforme intermédiaire disposant de tous les agréments imposés par les autorités financières.


En s’appuyant sur ce générateur de consensus informatique distribué, il devient possible d’organiser sur Internet, en toute transparence, l’autogestion de toute sortes d’organismes, écosystèmes, communautés, et nouvelles formes d’économie contributive dotés chacun et chacune, le cas échéant, de leur propre système monétaire. C’est ce qui fait de cette technologie un formidable levier potentiel d’émancipation, à l’égard non seulement des plateformes, celles des quelques potentats du numérique et autres « licornes » du Web qui dominent l'économie d'Internet, mais aussi de tous les pouvoirs centralisés : celui des banques, des États, des gouvernements, des institutions, des organismes internationaux...

« La blockchain invalide tout pouvoir économique, politique ou social issu d’une mainmise technique sans valeur ajoutée perceptible par l’utilisateur final, car elle rend possible le développement d’un service autonome équivalent à moindre coût. Elle permet donc une créativité sans contrainte (ou presque) et donc virtuellement sans limite », résume Guillaume Buffet, président de la société de conseil française U, en introduction d'un livre blanc sur les enjeux de cette révolution informatique. Pour les futurologues canadiens Dan et Alex Tapscott, coauteurs de l'ouvrage Blockchain Revolution: How the Technology Behind Bitcoin is Changing Money, Business and the World (Portfolio, mai 2016), c'est la plus grande innovation en matière de science informatique depuis une génération.

« Cette plateforme technologique est ouverte et programmable. En tant que telle, elle a le potentiel de permettre le développement d'innombrables nouvelles applications et fonctionnalités qui n'existent pas encore et de tout transformer au cours des vingt-cinq prochaines années », écrivent les frères Tapscott dans leur livre. « Nous entrons dans l'ère des promesses de la blockchain, dont une des caractéristiques clés est la décentralisation des systèmes de confiance, et la libération des flux de valeur sans intermédiaires », considère de son côté William Mougayar, partenaire du fonds de capital risque américain Virtual Capital Venture, et auteur de l'ouvrage The Business Blockchain : Promise, Practice, and Application of the Next Internet Technology (John Wiley & Sons, juin 2016).

Il y a parfois tout un halo idéologique qui entoure le concept de blockchain, en particulier outre-Atlantique. Cette technologie permet, potentiellement, de réaliser le rêve libertarien d'un système de marchés auto-régulés et entièrement libres de toute intervention étatique. Une vision de l'économie chère à Milton Friedman, fondateur de l'Ecole de Chicago et grande figure intellectuelle du néo-libéralisme, qui déclarait en 1999, visionnaire : « Je pense qu'Internet est en train d'affaiblir le rôle du gouvernement. Le seul bloc qui manque encore, et qui sera développé très prochainement, est une monnaie électronique fiable, c'est-à-dire une méthode où l'on peut transférer des fonds de A vers B, sans que A connaisse B et vice-versa. » Cet argent liquide virtuel, qui permet de faire des transactions sur Internet sans que les parties aient à se connaître ou qu'un tiers de confiance n'intervienne, est né dix ans plus tard, en 2009, sous le nom de bitcoin. Il représente déjà, en septembre 2017, une capitalisation supérieure à 70 milliards de dollars. Milton Friedman est définitivement exaucé.

La blockchain ne nous dessine pas nécessairement, pour autant, un futur ultra-libéral. Les choses pourraient d'ailleurs être pires. L'ultra-libéralisme économique peut très bien s’accommoder, sans avoir à en souffrir, d'un conservatisme politique qui friserait l'autoritarisme dans tout ce qui relèverait encore, hors régulation des marchés, des fonctions régaliennes de l'Etat : qu'il s'agisse de sécurité intérieure ou de protection de la propriété privée. Les technologies de blockchain peuvent s'avérer d'une redoutable efficacité au service d'un tel attelage idéologique. La transparence, la traçabilité, la non-répudiation, les systèmes de réputation, l'exécution automatique de contrats ou de mesures de rétorsion, qu'elles permettront de pousser à l'extrême, peuvent nous faire sombrer dans une forme de fascisme codé dont le darknet serait le seul échappatoire potentiel.

La protection de notre vie privée aurait à en souffrir plus que tout. Le banquier, un fournisseur ou un bailleur, auraient accès à notre score de bon ou mauvais payeur. L'assureur, à notre score de bon ou mauvais conducteur, impacté dynamiquement par les datas envoyées sur une blockchain corporative par notre véhicule connecté, qui trahiront le moindre de nos écarts de comportement au volant. Lors d'un contrôle routier ou d'identité, le gendarme ou le policier sauront instantanément si nous sommes ou pas un individu à problème, selon la couleur du voyant qui s'affichera sur l'écran de leur smartphone - vert, orange ou rouge -, après qu'ils auront flashé le QR Code de notre permis de conduire ou de notre pièce d'identité. Dans la réalité augmentée de demain, un simple regard circulaire leur permettra de détecter, derrière leurs lunettes connectées, les suspects potentiels de crimes et délits tout aussi potentiels dans une foule, et de mieux cibler leur surveillance.

La blockchain peut pourtant tout aussi bien permettre de bâtir un système de protection avancée de la vie privée, qui redonne à chacun la maîtrise de ses données personnelles, et le droit d'autoriser l'exploitation des datas qu'il génère au quotidien dans les contextes qui lui conviennent, par les tiers qu'il choisit, tout en étant automatiquement nano-rétribué pour la valeur que ces datas permettent de créer. Le moteur de recherche de demain, le réseau social ou le service de messagerie qui succéderont à Google, Facebook et SnapChat, s'appuieront sur les technologies de blockchain pour rétribuer dynamiquement leurs utilisateurs, en fonction de leur engagement et de leur contribution à la création de valeur globale sur le réseau.

Les technologies de blockchain ne sont pas moins neutres que d'autres, ni plus porteuses d'un modèle de développement que d'un autre. Elles peuvent servir d'architecture à un modèle économique qui favorise la coopération plutôt que la compétition ; l'inclusion de tous dans l'économie de marché plutôt que l'exclusion du plus grand nombre ; la participation, la solidarité et la contribution plutôt que l'assistance ; le partage de la valeur plutôt que sa captation ; l'émancipation plutôt que l'aliénation ; la soutenabilité plutôt que la quête effrénée de profit ; le partage des ressources (naturelles, mais aussi monétaires et financières) plutôt que leur accaparement ; et des formes de gouvernance en réseau décentralisées plutôt que l'exercice d'un pouvoir fort centralisé. En résumé, elles peuvent être porteuses de valeurs plus libertaires que libertariennes ou néo-conservatrices, et se mettre au service de l'intérêt général et de la création de biens communs - plutôt qu'au service d'intérêts privés, de caste ou de classe.

Selon que l'appropriation des nouvelles technologies de blockchain sera motivée par une philosophie politique plutôt que par une autre, l'avenir que nous construisons ne sera pas le même. Jacques Attali, qui ne dit pas que des conneries, l'a pressenti dans son ouvrage de prospective le plus abouti, paru sous le titre "Une brève histoire de l'avenir" : nous entrerons peut-être bientôt dans l'âge de l'hyper-démocratie, ou dans celui de l'hyper-surveillance et de l'hyper-capitalisme, ou encore dans une ère d'hyper-conflit, qui verra s'affronter armées, cultures, religions, Etats, cartels, mafias et quelques grandes corporations "pirates". A nous d'anticiper, et de choisir le monde que nous voulons construire, en toute connaissance de cause.

1 commentaire:

  1. Merci Philippe d'éclairer de nouvelles pistes pleines de promesses même si elles ne sont pas sans danger. C'est bien une question de choix consenti pour le bien de tous, quel avenir souhaitons-nous créer maintenant ?

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