mercredi 27 septembre 2017

Bitcoin vs. Western Union

Dans son Indice du marché potentiel du bitcoin selon les pays, Garrik Hileman identifie d'autres facteurs pouvant favoriser l'adoption de cette crypto-monnaie que celui de l'hyperinflation, parmi lesquels la taille du marché des envois de fonds personnels à l'international (hors paiements aux entreprises et interentreprises), qui sont effectués dans leur grande majorité par des travailleurs émigrés vers leur pays d'origine, à destination de membres de leur famille ou d'amis.

La manne financière représentée, en direction des pays en développement (destinataires de ces envois de fonds à 80 %), est nettement supérieure à celle de l'aide publique au développement (APD) qui leur est versée par les pays développés. Elle s'est élevée à 553 milliards de dollars en 2014, selon les chiffres de la Banque mondiale (dont 436 milliards reçus dans les pays en développement), soit plus de trois fois le montant de l'APD - que l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a estimé à un peu plus de 135 milliards de dollars la même année.

"La vraie taille du marché des envois de fonds personnels, en incluant les flux via les canaux formels et informels, est bien plus grande encore", estime la Banque mondiale dans son rapport Migration and Remittances Factbook 2016"Certains considèrent que ces transferts de fonds internationaux de personne à personne sont l'un des cas d'utilisation du bitcoin les plus convaincants à court terme, en raison du coût élevé et des taux de change peu avantageux de l'offre existante", indique le chercheur britannique Garrik Hileman.


Ce marché de la "remittance" (ou "remise"), comme l'appellent les anglo-saxons, a véritablement explosé depuis quinze ans. Entre 2000 et 2016, le montant global des fonds envoyés chaque année par les travailleurs émigrés dans leur pays a été multiplié par plus de quatre. Il connaît une croissance moyenne annuelle de 3,75 % depuis cinq ans, selon une étude du cabinet américain Business Intelligence, qui est directement liée à la croissance des flux migratoires. C'est devenu une véritable industrie, dominée par les intermédiaires incontournables que sont les banques, et trois acteurs non bancaires qui se partagent près de 50 % du marché : Western Union, MoneyGram et Ria. Chacun prélève sa dîme au passage, et est commissionné sur le change.

Les tarifs pratiqués par ces acteurs dominants ne sont malheureusement pas très lisibles ni transparents. Depuis 2008, la Banque mondiale met à jour, tous les trimestres, une base de données publique de ces tarifs, afin de permettre une comparaison entre les offres, et d'exercer une pression concurrentielle sur les différents prestataires.

Un travailleur immigré malien installé en France qui souhaite envoyer 140 € à un membre de sa famille au Mali (soit 200 dollars, ce qui est le montant moyen de ces envois de fonds personnels), devra ainsi assumer un coût supplémentaire compris entre 6 € et 12 €, représentant 4 % à 9 % du montant de la transaction. Pour envoyer la même somme depuis les Etats-Unis dans son pays d'origine, un émigré cubain n'aura d'autre choix que d'en passer par Western Union, et d'acquitter 22 dollars en sus, soit 11 % de la somme envoyée.

Ces tarifs sont très variables d'un corridor de transfert de fonds à l'autre. Fin 2015, il fallait payer 3 dollars pour envoyer 200 dollars des Etats-Unis en Inde ou en Chine ; 16 dollars pour les envoyer du Japon en Chine ou de Suisse en Serbie ; 12 dollars pour les envoyer de France à Haïti ; 14 dollars d'Allemagne au Liban. Les banques et les opérateurs de transferts de fonds non bancaires comme Western Union jouissent d'une véritable rente de situation sur ce marché - ponctionnée, dans un contexte peu concurrentiel, sur les efforts de solidarité de quelques 240 millions de travailleurs émigrés (3,4 % de la population mondiale).

Il suffirait de diviser par deux le coût de ces envois de fonds personnels pour abonder de 15 milliards de dollars supplémentaires l'économie des pays en voie de développement, calcule Bill Gates, le fondateur de Microsoft, qui prône une régulation de cette industrie. De quoi situer le poids de la "rente des travailleurs émigrés" - commissions perçues par les banques et quelques opérateurs non bancaires sur les envois de fonds personnels vers les pays en développement - autour de 30 milliards de dollars par an.

Le secteur est bousculé par l'émergence d'une nouvelle génération de pure players du numérique (comme TransferWise, Xendpay, Paytop ou WorldRemit), qui parviennent à minorer le coût des transferts de fonds internationaux en proposant l'accès à un service de remittance en ligne sur mobile ou sur Internet. Ils n'ont qu'une appli mobile et un site Web à mettre à disposition, et n'ont pas à entretenir un coûteux réseau d'agents comme celui de Western Union (550 000 guichets dans plus de 200 pays, dont 36 000 en Chine). Mais ils doivent toujours en passer par l'intermédiation du système bancaire international.

Ces nouveaux opérateurs en ligne ont beau revendiquer un coût des transactions inférieur de 45 % en moyenne, ils n'ont représenté qu'une part de marché de 5 % en volume en 2014, le principal frein à leur développement étant la nécessité de disposer d'un compte en banque pour accéder à leur service.

Certaines startups de la "fintech" (le secteur des nouveaux services bancaires et financiers offerts en ligne ou sur les mobiles) voient cependant dans le bitcoin un moyen de libérer encore plus radicalement le marché de la "remittance" de la tutelle des banques et d'opérateurs traditionnels comme Western Union, et de réduire considérablement le coût des envois de fonds. « Nous essayons de rendre possible pour la première fois l'échange direct d'argent entre deux numéros de téléphone mobile dans le monde entier », confie ainsi Bill Barhydt, le PDG d'Abra, une start-up américaine qui s'appuie sur la crypto-monnaie bitcoin et sa blockchain pour développer son propre système de paiement peer-to-peer (P2P).

« La majorité des services de paiement cible essentiellement le segment de marché de ceux qui détiennent un compte en banque, ont accès à Internet 24 heures sur 24, et disposent d'une carte bancaire. Mais dans des pays comme le Mexique, où 61 % de la population de plus de 15 ans n'a pas de compte en banque, les services de paiement existants sont inaccessibles », explique Arnoldo Reyes, un ancien d'American Express, de Mastercard et de Paypal, aujourd'hui directeur du développement d'Abra pour l'Amérique Latine et les Caraïbes.

Le portefeuille numérique conçu par Abra, une simple appli iOS ou Android, peut être alimenté par virement depuis un compte bancaire ou via une carte de paiement American Express ; mais aussi, ce qui rend le service accessible à tous, avec de l'argent liquide, auprès d'un réseau de partenaires appelés « tellers » (ou « caissiers ») : des commerces ou des particuliers que l'appli permet de localiser au plus près, et qui sont rémunérés par une commission de l'ordre de 2 %. 

Ces tellers permettent aussi bien de créditer son téléphone mobile en échange d'espèces que de retirer du liquide. En mai 2017, Abra avait développé un réseau de "caissiers" présents dans plus de 170 villes d'une cinquantaine de pays, dont 1500 aux seules Philippines, où les envois de fonds des travailleurs émigrés ont représenté une manne de plus de 31 milliards de dollars en 2016.

Aux exclus du système bancaire, un système de paiement comme celui d'Abra, totalement agnostique vis à vis des monnaies locales et entièrement sécurisé par la blockchain de la crypto-monnaie bitcoin, permet d'envoyer directement des fonds à une autre personne à l'autre bout du monde, pour un coût modique, et d'effectuer des achats sur Internet dans les boutiques en ligne qui acceptent les paiements en bitcoins. Arnoldo Reyes y voit un fantastique levier de développement du commerce électronique dans des régions du monde comme l'Amérique Latine, le Moyen Orient et l'Afrique, qui ne pèsent à elles trois que  4 % du e-commerce mondial en valeur.

Lors d'un transfert de fonds d'un numéro de téléphone mobile à l'autre, la transaction se fait en bitcoins. Une fois cette dernière validée sur la blockchain, ce qui est l'affaire d'une dizaine de minutes, les bitcoins sont crédités dans un portefeuille électronique sur le téléphone mobile du destinataire, au numéro duquel il est lié, et sur lequel le crédit s'affiche en monnaie locale. Tant que ces bitcoins n'ont pas été dépensés, ou bien retirés sous forme d'argent liquide auprès d'un "caissier", la start-up garantit leur valeur en monnaie locale, et protège le destinataire des fortes fluctuations de la crypto-monnaie.

Pour couvrir le risque de volatilité du bitcoin, Abra procède à des achats de bitcoins à terme en amont, auprès de mineurs et autres gros détenteurs - via un produit financier dérivé de type "contrat sur la différence" (ou CFD en anglais, pour contract for différence). Au terme de ce CFD, la compagnie, qui s'est engagée sur un prix, y gagne lorsque le bitcoin s'inscrit à la hausse. Elle y perd si le bitcoin a baissé. Et cherche à s'y retrouver l'un dans l'autre.

Pionnière dans le développement d'un système de paiement P2P en bitcoins, la compagnie Bitspark, basée à Hong Kong, qui s'est déjà implantée dans plusieurs pays d'Asie et d'Afrique - Hong Kong, Malaisie, Ghana, Nigeria, Philippines, Indonésie, Vietnam, Pakistan -, a été sélectionnée par le Programme de développement des Nations Unies (UNDP) pour déployer un projet d'inclusion financière au Tadjikistan : un pays où 85 % à 90 % de la population ne détient pas de compte bancaire, et où les envois de fonds personnels depuis l'étranger par les travailleurs émigrés, d'un montant de 3 à 4 milliards de dollars par an en moyenne, ont représenté 41 % du PIB en 2014.

Plus d'un million de Tadjiks travaillent à l'étranger, pour une large majorité en Russie, et envoient régulièrement de l'argent à leur famille, ce qui représente en moyenne les trois quart des revenus d'un foyer. Ces fonds servent à couvrir toutes sortes de besoins, mais abondent peu le financement d'infrastructures susceptibles d'améliorer la qualité de vie des familles. D'où l'idée du pilote mis en oeuvre en 2013 par Bitspark et l'UNDP, qui visait à réorienter une partie des envois de fonds effectués par les travailleurs tadjiks émigrés en Russie vers l'acquisition de systèmes énergétiques efficaces et renouvelables pour leurs familles.

La réduction du coût des transactions, grâce au recours à un système de paiement P2P en bitcoins, a permis de ramener à 1 % la commission prélevée sur les envois de fonds de Russie vers le Tadjikistan, contre 1,5 % en moyenne via le circuit traditionnel (l'un des corridors les moins chers du marché), sachant qu'un quart de cette commission (0,25 %) venait abonder les réserves du programme de l'UNDP.

Le dispositif devrait avoir permis de financer l'acquisition d'équipements de production d'énergie renouvelable pour un montant de 1,3 million de dollars les trois premières années, selon une étude de la Base Agency for Sustainable Energy (BASE) réalisée en 2015 pour le compte du secrétariat d'Etat suisse aux Affaires économiques ; et à 14000 foyers d'en bénéficier : avec la perspective d'économiser 7,1 million de dollars sur leurs dépenses énergétiques - soit une moyenne de 500 dollars par foyer sur la période, dans un pays où le salaire mensuel moyen est de 115 dollars -, et de réduire leurs émissions de CO2 de 7300 tonnes.

Ce n'est pas le seul avantage qu'il y a, pour les travailleurs émigrés tadjiks, à basculer vers des moyens de paiement P2P en bitcoins, et à court-circuiter leurs intermédiaires traditionnels. Avec des commissions sur les envois de fonds personnels inférieures de 30 %, en incluant le financement du programme de l'UNDP, le potentiel d'économie est de l'ordre de 15 à 20 millions de dollars par an à l'échelle du pays. De quoi financer confortablement d'autres programmes de développement durable.


2 commentaires:

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