lundi 18 septembre 2017

Les dessous de la première crypto-bulle

Certains analystes voient dans la crise chypriote du printemps 2013 l'un des événements qui a créé les conditions de la première grosse bulle spéculative autour du bitcoin. « Il n'existe aucune preuve tangible, si ce n'est que les dates concordent », relève Yannick Naud, de la société londonienne d'investissement Glendevon King Asset Management. Le 16 mars 2013 au matin, un plan de secours de 10 milliards d'euros est mis en place par l'Union européenne (UE), la Banque centrale européenne (BCE), et le Fond monétaire international (FMI), pour sauver le système bancaire chypriote de la faillite. Un de ses volets essentiels consiste à prélever une taxe exceptionnelle sur tous les comptes bancaires des particuliers.

Dès l'annonce de ce racket officiel, les titulaires de comptes bancaires à Chypre ne peuvent plus retirer d'argent. Mais les riches particuliers étrangers clients des banques de l'île sont moins contraints que les résidents chypriotes. Au Royaume Uni - dont les ressortissants détiennent 2 milliards d'euros de dépôts exposés -, ou en Russie - qui détient 75 % du capital de la Russian Commercial Bank of Cyprus (RCB), filiale du groupe public russe VTB basée à Chypre -, les filiales étrangères des banques chypriotes restent ouvertes et n'imposent aucun plafond de retrait. Une fois passées sous le contrôle de la Banque du Pirée en Grèce, ce qui n'est l'affaire que de quelques jours, les filiales grecques des banques chypriotes Laikui Bank, Bank of Cyprus et Hellenic Bank autorisent elles aussi les retraits. Ce sont autant de brèches ouvertes pour les déposants étrangers qui veulent échapper au racket institué sur l'île.


Dans la semaine qui suit, les demandes de fonds de la Banque centrale de Chypre à la BCE pour faire face aux demandes de retrait atteignent le niveau anormalement élevé de 100 à 200 millions d'euros par jour. Malgré les moyens de contrôle mis en place, le plan de sauvetage de la troïka (UE, BCE, FMI) provoque une fuite des capitaux évaluée à 6 milliards d'euros dans les deux semaines qui suivent son annonce, soit plus que les 5,2 milliards d'euros qu'il prévoyait de rapporter. Lorsque les banques de l'île rouvrent leurs portes fin mars 2013, après douze jours de fermeture, certains épargnants chypriotes voient dans le bitcoin une valeur refuge. « C'est une issue tout à fait prévisible et rationnelle », déclare alors à Business Week Nick Colas, stratège des marchés financiers chez ConvergEx Group. Les petits épargnants chypriotes sont les premiers concernés. Les millionnaires russes ont déjà mis leurs avoirs à l'abri. « Bitcoin est bon si vous voulez faire un dépôt entre 1 000 dollars et 10 000 dollars. Mais la liquidité n'est tout simplement pas là dans le système pour des transactions de plusieurs millions de dollars », explique-t-il.

Dès le début de la crise chypriote, de nombreux ressortissants espagnols et grecs, craignant de subir le même sort que leurs voisins méditerranéens, se tournent eux aussi vers le bitcoin. Dans toute l'Europe, en l'espace de quelques jours, les applications Bitcoin pour mobiles se hissent en tête des classements des applis les plus téléchargées dans les app stores. En Espagne, le gestionnaire de portefeuille Bitcoin Gold passe de la 498ième à la 72ième place en un week-end dans la catégorie Finance du App Store d'Apple ; et l'appli Bitcoin Ticker de la 526ième à la 52ième place en un seul jour. Sans que l'on puisse établir de véritable corrélation - mais la coïncidence peut être soulignée -, la valeur du bitcoin est multipliée par cinq entre la mi-mars et le 8 avril 2013. « Si vous voulez vous faire une idée du stress que ressentent les épargnants européens, il suffit de regarder l'évolution du prix du bitcoin », commente alors Nick Colas.

Les épargnants chypriotes, grecs et espagnols ne sont pas les seuls responsables des deux flambées du bitcoin au printemps et à l'automne 2013. Les Chinois sont également de la partie. Dès le printemps 2013, ils manifestent un très vif intérêt pour la nouvelle crypto-monnaie. Depuis le début de l'année, le nombre de téléchargements du logiciel open source Bitcoin en Chine, qui permet de participer à l'administration et au minage de la crypto-monnaie - et d'être récompensé par l'émission de nouveaux bitcoins -, est nettement à la hausse. Alors qu'elle représente 4 % des téléchargements en janvier 2013, la Chine pèse plus de 13 % des volumes mondiaux au mois d'avril, contre 27 % pour les États-Unis.

Au cours du mois de mai 2013, la Chine grimpe au sommet des classements, dépassant même les États-Unis. Sur cette période d'un mois, les adresses IP chinoises représentent plus d'un quart des téléchargements du logiciel Bitcoin original dans le monde (28 %, selon les statistiques délivrées par Sourceforge, soit près de 85 000), contre moins de 22 % pour les adresses IP américaines (moins de 64 000 téléchargements). La Chine conserve ce leadership sur toute la période de mai à décembre 2013, avec quelques 480 000 téléchargements du logiciel Bitcoin original, contre 434 000 pour les États-Unis. Fin 2013, elle compte plus de nœuds (appelés mineurs) du réseau Bitcoin que les États-Unis.

Deux nouvelles plateformes d'échange de bitcoins, permettant à n'importe qui d'en acheter et d'en vendre, se lancent en Chine en septembre 2013, aux côtés du pionnier BTC China, qui a vu le jour en 2011. Mi-octobre, le géant d'Internet chinois Baidu, principal moteur de recherche du pays et cinquième site Web le plus visité au monde, annonce sa décision d'accepter les paiements en bitcoins pour un de ses services sur abonnement. La nouvelle rassure les Chinois, inquiets des velléités d'interdiction du bitcoin par le gouvernement, et sonne le tocsin d'une véritable ruée vers l'or. Dans la semaine qui suit, la valeur du bitcoin entame une montée en flèche un peu partout dans le monde. Mais c'est en Chine que le volume d'échanges croît le plus vite. Les perspectives de ralentissement de la croissance chinoise, de baisse du yuan et d'éclatement de la bulle immobilière et financière qui gonfle démesurément dans le pays, conjuguées au fort contrôle exercé par le gouvernement sur les sorties de capitaux, font de la crypto-monnaie bitcoin une panacée pour les investisseurs et épargnants chinois.

Dans la seule journée du 19 octobre 2013, 40 000 bitcoins changent de mains sur BTC China, soit vingt fois plus que le volume d'échanges quotidien le plus élevé enregistré pendant le mois de septembre. Au cours de la première semaine de novembre, ce record atteint 60 000 bitcoins échangés en l'espace de 24 heures, pour un montant de 19 millions de dollars. Depuis quelques jours, BTC China est la plateforme qui enregistre le plus fort volume d'échanges quotidiens dans le monde, au point de battre les records établis précédemment par les leaders du marché Mt. Gox et Bitstamp. « La plus grosse plateforme d'échange de bitcoins se situe désormais en Chine », écrit l'analyste Nick Colas dans une note publiée par Business Insider.

La valeur du bitcoin en yuan grimpe plus vite que sa valeur en dollar, preuve que la demande chinoise la tire encore plus vers le haut. La télévision d’État diffuse des reportages sur la crypto-monnaie, ce qui est perçu comme le signe d'une certaine bienveillance du gouvernement à son égard. Des milliers de traders amateurs chinois découvrent le bitcoin et se ruent sur BTC China. « Dans les jours qui viennent, le marché va continuer à être très chaud, et notre charge de travail sera non-stop », écrit dans un mémo interne, courant novembre 2013, son fondateur Bobby Lee - un ancien de Yahoo et de WallMart en Chine. Il vient de convaincre le fond de capital risque Lightspeed China Partners d'investir 5 millions de dollars dans sa plateforme de change.

Le 5 décembre 2013, la banque centrale chinoise publie un communiqué qui sonne la fin de la récréation. Pour la Banque de Chine, le bitcoin « n'est pas une monnaie au sens littéral du terme ». S'inquiétant des possibilités de blanchiment d'argent et des menaces que la crypto-monnaie fait peser sur la stabilité financière du pays, elle restreint considérablement l'utilisation du bitcoin par les banques. « C'est un bien virtuel particulier qui ne partage pas le même statut juridique qu'une monnaie, indique le communiqué. Il ne peut pas non plus ou ne devrait pas être diffusé ou utilisé comme monnaie sur le marché. » Le public n'est pas suffisamment informé du « haut risque spéculatif » du bitcoin, estime la banque centrale chinoise, qui craint que son prix ne puisse être facilement manipulé par des spéculateurs.

En raison du poids de la Chine dans les échanges, l'effet du communiqué de sa banque centrale est presque immédiat. Le 18 décembre 2013, le bitcoin a perdu la moitié de sa valeur par rapport à son pic du 4 décembre, qui l'a vu franchir la barre des 1100 dollars. Sa légère remontée au dessus de 900 dollars, début janvier 2014, ne fait pas longtemps illusion. A défaut d'éclater vraiment, la première grosse bulle de la crypto-monnaie bitcoin se dégonfle. Sa valeur entame une baisse qui la voit plafonner à 320 dollars fin 2014, pour osciller ensuite entre 200 et 300 dollars jusqu'en septembre 2016. Le bitcoin, cependant, semble avoir définitivement pris son envol. Il ne descendra plus en deçà de ces seuils dans les mois qui viennent. Le génie de Satoshi Nakamoto est bel et bien sorti de sa bouteille.

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